Autobiographie d’un poulpe

Par Vincent

Fils de Françoise, je m'active avec d'autres à faire connaitre sa vie et sa pensée, et à la prolonger dans la mesure de mes moyens.

Mis à jour le 08/03/2024 | Publié le 09/02/2024

1984. Hubert Reeves (qui, hélas, nous a quittés récemment) publie Patience dans l’azur, succès à 1 million d’exemplaires alliant la solidité scientifique à l’illustration la plus vivifiante. Nous avons eu grâce à lui des débats passionnés, Françoise et moi (tout comme Françoise et Alain), qui le seraient tout autant autour de L’Autobiographie d’un poulpe de Vinciane Despret.

Autrice d’une vingtaine d’ouvrages depuis 1996, psychologue et philosophe, plus précisément philosophe des sciences par passion pour l’éthologie, sa rigueur est égale à son audace dans son travail de recherche. Sa très belle plume lui donne une rare capacité à se dé(anthropo)centrer, avec un sens du merveilleux affirmé lorsqu’elle évoque « l’écriture kinétique chorale des manchots Adélie, la poésie initiatique chez la luciole et l’épopée labyrinthique chez le surmulot« .

L’Autobiographie d’un poulpe, visionnaire, nous raconte ce que pourraient êtres les relations inter-espèces dans un monde où les êtres vivants non humains cesseraient d’êtres traités comme des conglomérats génériques, leurs individualités enfin reconnues.

Nous savons, grâce aux fabuleuses avancées (redécouvertes ?) de ces deux dernières décennies, que les autres animaux, puisque Sapiens en est un aussi, ne sont pas plus que nous uniquement conditionnés par des réflexes pour l’obtention un avantage fonctionnel. Chimpanzés, papillons, poulpes, pinsons, araignées… ont une vie personnelle au-delà de la réponse mécanique : le propre de l’homme est certainement cette faculté de croire que l’homme aurait quelque chose en propre, qui n’appartiendrait qu’à lui. Ici, le masculin universel prend tout son sens, tant « le propre de l’homme » fleure bon le  patriarcat suprématiste.

Entre toutes les formes d’être-au-monde, les différences sont une question de degré et non d’essence. Ceci est posé dans notre culture depuis Darwin pour le moins, mais c’est en fait un savoir en acte, oublié, depuis l’aube de notre espèce. La Genèse nous a dit que nous sommes à l’image de Dieu, conçus pour dominer la création. La révolution intellectuelle de l’Époque Moderne a posé le couvercle en déniant à ce qui n’est pas humain la capacité d’être autre chose qu’une simple mécanique horlogère. La philosophie du 18ème a cloué le cercueil, définissant l’homme comme être moral (Kant), étant entendu qu’il est le seul. Elle a rationalisé au passage le progrès et la mainmise sur « la nature » qui nous serait extérieure, destinée à être exploitée (ou protégée aujourd’hui, ce qui relève du même paradigme). Cette « nature » conçue comme un surdéterminant sensé justifier les dominations n’est aujourd’hui qu’ignorance, étroitesse d’esprit, paresse de la pensée et conformisme.

C’est ce dont traite, sur un autre mode, l’Autobiographie d’un poulpe, qui nous rappelle que 80 primatologues ont publié en 2016 une déclaration commune pour ouvrir un nouveau champ scientifique, l’archéologie des primates. Depuis, l’on sait que, entre autres, les chimpanzés assemblent des cairns, auprès desquels ils viennent se livrer à des rituels. Depuis,  l’on a cessé de prêter aux toiles d’araignées la fonction exclusive et réductrice de pièges à mouches pour comprendre que c’était aussi un réceptacle vibratile et un support pour des danses complexes qui ne sont pas justifiées par le déplacement vers l’insecte piégé. Les exemples pourraient être multipliés ad libitum.

L’Autobiographie d’un poulpe est avant tout un traité de littérature, comme signe que livre au monde le vivant dans sa jubilation à exister. C’est « la thérolinguistique :… spécialisée dans l’étude des forme littéraires chez les animaux et les plantes« . Car, non, nous ne sommes pas les seuls à écrire. Viendra le jour où « la poésie passive de l’aubergine » et « le roman tropique du tournesol » nous seront enfin accessibles, lorsque nous serons sortis de nos catégorisations trop étroites pour accéder à « la traduction des traces du non visible et du non audible ».

Et c’est aussi une suite à La Trilogie du Losange de Françoise. Son procédé d’écriture (rapports de comités scientifiques et déclarations officielles d’un futur proche,  saluant « la Ministre de la Culture Multispécifique« ) renvoie au journal des Ouranautes du Satellite de l’Amande, aux rapports faits au Collège d’Émeraude et aux coupures de presse de la Bibliothèque Mondiale des Bergères de l’Apocalypse. Les sciences que propose Vinciane Despret, géolinguistique, théolinguistique, théoarchitecture…, auraient toutes leur place dans le monde que Françoise fit advenir.

Ces sciences ne pourront pleinement se déployer, et avec elles les communautés intercessives imaginées, que lorsque, comme le disait Françoise, « les hommes et les femmes, enfin débarrassés de leurs erreurs, cesseraient de se rechercher comme des contraires« , leur laissant la disponibilité de se décentrer de leur réalité d’espèce dans un monde où il ne serait pas absurde de se demander dans une assemblée, comme le faisait les Wendats, « qui parlera pour le loup ?  » En attendant que nous puissions (re ?) comprendre la pleine signification des pistes tracées par elleux, que Baptiste Morizot envisage comme une écriture, justement.

L’Autobiographie d’un poulpe est un livre profondément écoféministe, et plus encore un livre dont le futur serait ce temps où l’écoféminisme appartiendrait au matrimoine de l’humanité, étant une étape franchie qui nous aurait enfin remis sur le chemin que nous n’aurions jamais quitté si la peste sociale qui sévit depuis plus de 5000 ans, que nous nommons patriarcat/Pouvoir, avait été jugulée.

De la métrique vibratoire des pulsars au « roman policier du coquelicot aux prises avec les phytosanitaires« , tout est affaire de littérature, de danse et de chant : poussières d’étoiles.

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